SOS cryonie : prêts à vous préserver de la mort
Le Monde.fr | 06.01.2014 à 14h38 • Mis à jour le 06.01.2014 à 18h07 | Par Maxime Vaudano
Au Royaume-Uni, une équipe de bénévoles congèle des volontaires désireux de revivre dans plusieurs siècles.
Devant la petite maison de la banlieue de Sheffield qui tient lieu de centre névralgique au mouvement « cryonics » britannique, seule une ambulance jaune et verte trahit l’étrange cérémonial qui se joue à l’intérieur. Sur une table d’opération, des volontaires sans la moindre expérience médicale s’entraînent à manipuler perfusions, compresseur thoracique et autres tubes à oxygène sur un mannequin à la bouche ouverte.
Il ne s’agit pas d’un atelier de premiers secours destiné à sauver des vies, mais d’un entraînement à l’art de la cryonie, qui consiste à sauvegarder les morts. Confiants dans les progrès de la science, les « cryonics » ont décidé de payer (entre 50 000 et 200 000 dollars) pour qu’après leur décès légal, leur corps soit conservé à très basse température, dans l’espoir d’être « ramené à la vie » quand les techniques le permettront. Seul problème : les uniques centres de stockage cryonique du monde sont situés aux Etats-Unis (la fondation Alcor et le Cryonics Institute) et en Russie (la société Kriorus), après une tentative avortée au Royaume-Uni dans les années 1990.
L'ambulance de Cryonics UK, garée devant une petite maison de la banlieue de Sheffield. En cas de décès imminent, elle est prête à voler au secours d'un membre de l'association.
Tim Gibson, l'un des membres les plus actifs de l'association, mène les week-ends d'entraînement.
Pour pallier cette difficulté, l’association Cryonics UK se propose depuis quelques années de faire le pont entre la mort britannique et la congélation américaine. Quand l’un des quelque 35 membres du groupe décède, une petite équipe de bénévoles se précipite avec l’ambulance pour venir « mettre en veille » le patient. Comprendre : le préparer à la congélation avant de le placer dans un bac à froid et de l’expédier dans la soute d’un avion.
Cette procédure doit être accomplie dans les meilleurs délais pour limiter la dégradation post-mortem de l’organisme.« Dans l’idéal, il ne faut pas dépasser les six heures après la mort clinique », explique Tim Gibson, l’agent immobilier chez qui se tiennent les réunions de l’association. Avec cinq « cas » à son actif, il est à ce jour le plus expérimenté du groupe, et dirige à ce titre les entraînements qui rassemblent tous les trois mois les membres actifs de Cryonics UK.
La procédure de mise en veille des patients · CC BY 3.0 / Simon Child · Wilson Joseph · Monika Ciapala · Janique Le Bail · Marwa Boukarim · Paulo Volkova · Davide Eucalipto
« Qui s’y colle en premier ? »
La procédure de « préservation », inspirée de celle qu’a établi au fil de ses quarante ans d’existence Alcor – la plus grande organisation « cryonics » du monde, sise en Arizona – compte pas moins de quinze étapes. Support cardiopulmonaire pour oxygéner le sang, injection par intraveineuse d’anticoagulants, remplacement du sang par une substance antigel, jusqu’au placement dans une caisse remplie de glace carbonique à - 78° C, qui assurera la préservation jusqu’à la destination finale. Car dans l’esprit des « cryonics », la mort n’est pas un évènement, mais un processus continu qu’il faut suspendre au plus tôt, pour permettre de l’inverser quand la science le permettra.
Rompu à l’exercice, Tim Gibson montre les gestes les uns après les autres, avant d’inviter les volontaires à l’imiter. « Qui s’y colle en premier ? », lance-t-il joyeusement en affrontant les regards baissés.
im Gibson enseigne aux membres de l'association les premiers soins à appliquer aux patients après leur mort clinique.
Les manières sont mal assurées, et l’assurance continuellement répétée par les anciens que, « en vrai, c’est encore plus compliqué », n’arrange rien au malaise qui se peint sur les visages. Le mot « amateurisme », lâché par BBC Radio 4 dans un reportage récent, les fait encore sourire. « Oui, bien sûr que nous sommes des amateurs ! »
Contrairement aux institutions américaines, qui payent des équipes professionnelles grâce aux honoraires réglés par les patients, Cryonics UK fonctionne sur le modèle d’une coopérative : les membres s’acquitent d’une cotisation d’environ 20 euros par mois pour être pris en charge en cas de décès. En contrepartie, ceux qui se prêtent au jeu se tiennent à disposition pour donner un coup de main en cas d’intervention. Ingénieurs, retraités, informaticien, mère de famille : « Il suffit d’être vaguement compétent et disponible pour devenir membre », confie Tim Gibson à un nouveau venu inquiet de ne pas être à la hauteur.
Dans l'ambulance et dans le sous-sol de sa maison, Tim Gibson mène la formation tout au long du week-end.
Au bout d'un cas, on peut se considérer comme expert »
« Les gens ne meurent pas assez pour qu’on acquière de l’expérience !, plaisante-t-il. Chaque nouveau cas fait apparaître des situations inédites et des problèmes inattendus. » La progression est toutefois indéniable, de l’avis général. Les trois premiers « cas » sont volontiers qualifiés de cauchemardesques par leurs acteurs : matériel manquant, manque de temps, retards et problèmes en série, chaos organisationnel – les patients ont finalement été « préservés », mais parfois au bout de douze heures.
A l'inverse, les deux « mises en veille » de cette année ont été menées à bien quasiment sans encombres. « La première fois, c’était extrêmement stressant, raconte Stephan*. Mais après un cas, on peut se considérer comme expert ! »
Une fois les premiers soins administrés, le réseau sanguin est nettoyé. Une substance antigel remplacera le sang pour limiter les dégâts du froid.
Dans le garage de sa maison pavillonnaire, son t-shirt vert « Cryonics UK » sur les épaules, Tim détaille fièrement le matériel de l’association entassé de part et d’autre de son coupé sport rouge. Un bain à glace, des brancards, des perfusions, une malette remplie d’une dizaine de substances médicamenteuses à administrer aux patients… L’essentiel est acheté à Alcor, mais pour les détails, il faut se débrouiller avec les bonnes occasions repérées sur eBay et du gros scotch pour faire tenir les tuyaux ensemble.
Brancards, perfusions, mannequins : l'essentiel du matériel de l'association est stocké dans le garage de Tim Gibson.
Toujours les mêmes questions bêtes »
Au fil des mois et des années, les « cryonics » britanniques ont également appris à connaître la loi, une limite dangereuse à ne pas franchir. « Même si l’on perd du temps, il faut absolument attendre que le médecin émette le certificat de décès avant de bouger le corps ou d’injecter des substances, prévient Tim Gibson. Sinon, la justice peut ordonner une autopsie et nous inquiéter. » S’il se débrouille généralement pour être sur place quelques jours avant le décès, quitte à dormir par terre, le groupe d’intervention s’assure toujours du soutien du docteur présent avant de commencer le travail. Les « cryonics » doivent ensuite faire appel à un thanatopracteur, puis aux frères Rowland, une entreprise internationale de pompes funèbres qui organise le transport jusqu’aux Etats-Unis.
L'équipe de Cryonics UK administre une douzaine de substances médicamenteuses après la mort du patient, pour préparer sa cryonisation.
Au-delà des entraînements, les week-ends de Cryonics UK représentent également un point de rencontre pour une communauté éclatée qui se sent souvent marginalisée. « Je n’en parle pas à l’extérieur, car cela me conduit toujours à répondre aux mêmes questions bêtes », raconte Erik*. Dans le salon de Tim Gibson, autour du thé, la parole est libre. On discute des vertus comparées des deux grands centres de stockage américains, Alcor et le Cryonics Institute, qui proposent tarifs et services diamétralement opposés. « Les gens du Cryonics Institute m’ont semblé beaucoup plus humains », témoigne Erik*, qui a décidé de fonctionner à la confiance. « L’important, c’est de savoir quelle institution restera la plus stable à l’avenir », rétorque Graham Hipkiss, fervent partisan d’Alcor.
L'essentiel du matériel est acheté directement à Alcor, la première société mondiale de cryonie, basée en Arizona.
A la pause déjeuner, en dégustant son fish and chips, on se rassure en se répétant les ripostes incessamment rabâchées aux questions des sceptiques :
« Les chances de revenir sont minimes, et alors ? On ne risque pas de gagner le gros lot si on n’achète pas de ticket de loterie ! »
« Si je suis rescucité, serai-je perdu dans un monde inconnu ? Non, puisqu’il y aura tous les autres membres de Cryonics UK ! »
« Si toute ma famille mourrait aujourd’hui, je continuerais à vivre. Alors pourquoi refuserais-je de revivre dans quelques siècles sans elle ? »
Sur la question sensible des proches, on rit jaune. La plupart des « cryonics » sont venus jusqu’à Sheffield sans leur compagnon, qui « tolère » leur choix mais ne cautionne pas ce gâchis d’argent. Neuf futurs patients sur dix ont en effet choisi de financer leur « cryopréservation » par une assurance-vie. Fournies par Chris Morgan, spécialisé dansles « risques rares » et assureur-en-chef de la communauté « cryonics » britannique, ces polices censées rendre le rêve« abordable » pour les classes moyennes s’élèvent tout de même à 50 euros par mois. Un argument financier qui peut s’ajouter aux réticences morales ou psychologiques que manifestent souvent les proches.
Dave* a tout bonnement choisi de cacher son projet à sa famille, par peur de sa réaction. Il est en train de confier l’exécution de son testament à un notaire, afin que ses proches ne puissent s’opposer à sa « cryopréservation » le moment venu. Quant au jeune Edward*, il cherche à convaincre son père de 63 ans, encore réticent, de suivre cette voie. A l’inverse, Victoria Stevens, l’une des membres les plus actives de l’association, a d’ores et déjà inscrit son mari et ses enfants – avec leur accord.
Un après l'autre, les membres actifs de l'association se succèdent pour s'entraîner aux différentes étapes de la procédure.
Graham Hipkiss, retraité, branche sur le torse du mannequin la perfusion qui permettra d'injecter les médicaments.
Ce contrôleur de la pression artérielle permet d'alerter les « cryonics » de la mort imminente d'un patient, quand ils sont déjà sur place.
La procédure de Cryonics UK compte pas moins de 15 étapes, aussi bien médicales que légales.
« Ni illégal, ni immoral »
Si « les gens » continuent de « sourire bizarrement » à l’évocation de la cryonie, ses adeptes britanniques veulent croire que la perception de leurs activités par le public s’améliore. « On en parle beaucoup plus largement qu’avant », assure Mike Carter. En témoigne l’intérêt croissant des médias britanniques, du Guardian au Star de Sheffield en passant par la BBC. Autre signe des temps : la multiplication des « coming out » cryoniques. Après deux décennies de secret, Tim Gibson a décidé il y a quelques années d’assumer au grand jour son choix. « Après mûre réflexion », l’assureur Chris Morgan a officiellement ouvert l’an dernier une page « cryonie » sur son site Web, « car après tout, ce n’est ni illégal ni immoral ». Ils ont été rejoints l’été dernier par trois sérieux professeurs d’Oxford : Nick Bostrom, Anders Sandberg et Stuart Armstrong.
Malgré la modestie de ses moyens, Cryonics UK fait aujourd’hui figure d’exemple en Europe. Lors de sa dernière « intervention », début décembre, le groupe a accueilli des « cryonics » allemands venus s’instruire dans l’optique de mettre sur pied un service similaire outre-Rhin. Le début d'un grand service européen de la cryonie ?